Le Saint taoïste se place « au centre de l’anneau » et laisse les choses s’accomplir spontanément. Il se garde donc de servir le bien public : sainteté et utilité profane sont incompatibles. Après Lao tseu, qui affirmait que toute efficacité réside dans le vide et qu’il faut être sans mérite, Tchouang tseu proclame la valeur éminente de l’inutilité. Un arbre n’a de chance de grandir et de devenir vénérable que si son bois ne vaut rien au yeux du charpentier.
« A King-che dans le pays de Song, le terrain est très favorable aux catalpas, cyprès et mûriers. Dès que leur tronc atteint la circonférence d’un empan ou deux, ils sont abattus par des gens qui ont besoin de poteaux pour y attacher leurs singes ; ceux qui mesurent trois ou quatre brasses sont abattus pour servir de grosses poutres faîtières ; et ceux de sept ou huit brasses le sont pour les cercueils des nobles et des riches marchands, et c’est ainsi qu’au lieu de durer jusqu’au terme naturel de leur vie, ils se trouvent sous la hache du bûcheron une fin prématurée à mi-chemin de leur croissance : tel est le malheur que leur cause la bonne qualité de leur bois. De même, quand on offre les victimes au Fleuve pour l’apaiser, un bœuf qui a le front blanc, un porc qui a le groin proéminent, une fille qui a des hémorroïdes ne peuvent convenir : c’est ce qu’affirment les sorcières et les prêtres, et ces signes passent pour être néfastes, mais aux yeux du sage, ils représentent au contraire une grande chance.
La montagne, par ses forêts, attire elle-même les fripons qui l’en priveront ; le suif, parce qu’il peut s’enflammer, se détruit lui-même ; c’est parce qu’il est comestible que le cassier est abattu ; c’est parce que son suc est utile que le laquier est incisé. Tous les hommes savent l’avantage d’être utile, ils ignorent l’avantage d’être inutile. »
Mais bien entendu l’utile et l’inutile sont de ces notions complémentaires que le Taoïste rejette. Au reste, il est constant qu’il ne suffit pas d’être bon à rien pour échapper au danger. L’inutilité taoïste est en quelque sorte du domaine de l’absolu :
« Comme Tchouang tseu voyageait dans une montagne, il vit un grand arbre à la frondaison magnifique. Des bûcherons qui étaient là semblaient le dédaigner. Il leur en demanda la raison. – Il n’est bon à rien, fut la réponse. Tchouang tseu dit alors : Cet arbre, parce que son bois n’est bon à rien, mourra de sa belle mort. Lorsqu’il eut quitté la montagne, le maître s’arrêta chez un vieil ami. Celui-ci, heureux de le voir, ordonna à un valet de tuer une oie et de la faire cuire. Le serviteur demanda : Laquelle faut-il tuer : celle qui sait caqueter ou celle qui ne sait pas caqueter ? – Tue celle qui ne sait pas caqueter, dit l’hôte. Le lendemain, les disciples demandèrent à Tchouang tseu : Cet arbre que nous avons vu hier dans la montagne, c’est parce qu’il n’est d’aucun usage qu’il mourra de sa belle mort ; et aujourd’hui cette oie de notre hôte, c’est parce qu’elle n’était d’aucun usage qu’elle a perdu la vie. Quel parti choisiriez-vous ? Tchouang tseu répondit en riant : Si je choisissais une attitude intermédiaire entre être bon à quelque chose et n’être bon à rien, j’aurais l’air d’être dans le vrai, mais ce ne serait pas le cas et serais assurément voué à des embarras. Mais pour qui vagabonde emporté par le Tao et par le Tö, il en est autrement : il ne connaît ni les éloges ni les blâmes, tantôt dragon, tantôt serpent, il se métamorphose en parfait accord avec le temps et ne consent pas à se spécialiser ; tantôt il s’élève, tantôt il s’abaisse en s’adaptant au rythme naturel. Il s’ébat à l’origine des choses. Celles-ci sont pour lui des choses, il n’est pas une chose pour les choses, aussi comment pourrait-il connaître les embarras ? Tel était le principe de conduite de Houang-ti et de chen-nong. Mais il n’en est pas de même pour les passions propres aux dix mille êtres, pour la morale commune. Toute union est vouée à la séparation, toute œuvre à la destruction, toute angle à l’aplanissement, toute élévation au renversement, toute activité à l’échec. Le talent suscite la jalousie, le manque d’intelligence la tromperie. Aucune de ces situations n’est préférable à une autre. Ah ! mes disciples, pensez-y : que le Tao et le Tö soient votre seul refuge ».
Max Kaltenmark